Plaidoyer pour un Canada français " scientifique "
Parallèlement à ses activités d'enseignant, le frère Marie-Victorin continue de plaider pour l'avancement des
sciences. S'il a déjà beaucoup exposé ses idées à travers ses écrits, particulièrement ses billets dans les pages du Devoir,
sa nouvelle position au sein d'une université moderne lui permet désormais d'agir en ce sens. Avec son " Laboratoire de
botanique ", il multipliera les réalisations au cours de ses années dites fastes (1920-1934) où les assises d'une toute
nouvelle société scientifique canadienne-française sont jetées.
En ces années, la perception qu'ont les Canadiens-français de l'enseignement scientifique n'est pas très
bonne. Aux yeux de plusieurs, les sciences et plus particulièrement les sciences naturelles, se classent dans la catégorie des
petites sciences, sorte de passe-temps. Le frère Marie-Victorin est consterné par cet état de fait. Comment ces gens
peuvent-ils ne pas voir toute l'utilité des sciences naturelles qui, défend-t-il dans la
Revue Canadienne, " contribuent à
l'éducation intellectuelle en développant l'esprit d'observation et le sens de l'esthétisme; en fournissant une base solide aux
études supérieures, aux sciences philosophiques et morales " ?
( "L'études des sciences naturelles. Son
développement chez les Canadiens français."
La Revue canadienne, 20 (4) octobre 1917, p.272-292.)
Le frère botaniste continue donc ses plaidoyers publics. Ainsi, en 1922, un nouveau texte publié par
Le Devoir
marque plus fermement sa position. Dans " Vers la haute culture scientifique
", (Le Devoir, 30 septembre 1922), le frère Marie-Victorin présente les efforts réalisés à la nouvelle Faculté des sciences et
décrit de façon colorée les dividendes de l'accès à une formation scientifique pour le peuple canadien-français :
Et c'est, pour tout ceux qui ont à coeur
l'avenir de la race, un véritable soulagement de penser que nous
allons enfin travailler à nous évader graduellement de ce colonialisme
du savoir, un peu humiliant en somme au degré où nous le subissions,
et que nous marchons ferme vers une émancipation intellectuelle de bon
aloi.
Thèse évolutionniste
Sa pensée scientifique continue de se développer. En mars et en juin 1921 paraissent deux articles du
père Pierre Teilhard de Chardin dans Études, revue française des Pères de la Compagnie de Jésus, qui retiennent l'attention du frère
Marie-Victorin. Dans ces textes, l'auteur exprime des vues sur l'évolution biologique qui rejoignent tout à fait les nouvelles
idées du frère. Avec l'
abbé Henri Breuil, un savant de réputation internationale, le père Teilhard de Chardin commence à
répandre dans les hautes sphères du catholicisme l'idée d'une
évolution dans la création de l'homme. Pour Marie-Victorin, la thèse évolutionniste a du sens : sa propre observation de la
nature lui a montré que la vie végétale continue de se développer.
Fondation de sociétés savantes (ACFAS et SCHN)
Les activités d'enseignant, les travaux de recherches et les voyages ne semblent pas suffire au frère
Marie-Victorin. Il s'est engagé dans un combat pour la science qu'il mènera jusqu'au bout. Ainsi, il entraîne son département de
botanique dans la fondation de deux sociétés savantes : l'
Association canadienne-française pour l'avancement des sciences (ACFAS)
et la
Société canadienne d'histoire naturelle (SCHN).
L'Association canadienne-française pour l'avancement des sciences est une idée de trois collègues de
Marie-Victorin,
L.-J. Dalbis,
Léo Pariseau et
Édouard Montpetit, qui souhaitent rassembler les savants et apprentis-savants de
langue française en Amérique. Elle réjouit le bon frère, qui, depuis toujours, professe l'union des sciences. Fondée le 15 mai
1923, l'ACFAS réunit 9 sociétés montréalaises et se donne Léo Pariseau pour président. Le frère Marie-Victorin occupe les
fonctions de secrétaire.
Le mandat de l'ACFAS est clair : encourager le développement et l'expansion des sciences au Canada français.
Comme premier geste, l'association envoie un questionnaire aux savants canadiens-français pour s'informer de leurs parcours
scientifique, de leur travaux de recherches et de leurs publications. La participation est bonne. Cependant, l'association présente
une lacune aux yeux de certains : les sciences naturelles n'y sont pas représentées. Il faut à tout prix remédier à la chose. C'est
ainsi que le frère Marie-Victorin et un groupe de naturalistes fondent, l'année suivante, la Société canadienne d'histoire naturelle
(SCHN).
Cette nouvelle société comprend 13 membres. Son président est Germain Beaulieu, un entomologiste. Le frère
Marie-Victorin s'y retrouve une nouvelle fois secrétaire. Le mandat de la Société est similaire à celui de l'ACFAS à la différence
que l'accent est mis sur les sciences naturelles. Aussi, l'éducation demeure une priorité pour le frère Marie-Victorin et il entend
bien utiliser la Société pour inculquer l'intérêt de la science aux jeunes gens.
L'année de son premier congrès, en 1933, l'ACFAS fédère
28 sociétés appartenant aux domaines de la biologie, des sciences naturelles, des mathématiques, de la physique et
de bien
d'autres encore.
La pacifique armée (CJN)
Lorsqu'un de ses collègues, le
frère Adrien-Rivard, lui fait part de son idée de fonder, avec l'appui de la
Société canadienne d'histoire naturelle, des cercles destinés à initier les jeunes gens aux sciences naturelles, le frère
Marie-Victorin applaudit. Quelle bonne idée de créer, à l'intérieur même des établissements d'enseignement, de tels regroupements!
La science aura ainsi une bonne relève. Le 27 février 1931, les
Cercles des jeunes naturalistes (CJN) sont officiellement
fondés.
Les Cercles ont un réel succès : en 4 mois seulement, 50 d'entre eux sont formés.
Heureux, le
frère Marie-Victorin propose une devise : " Voyez les Lis des Champs ". Il participe à plusieurs des séances et répond aux
questions des jeunes. Les Cercles proposent aux jeunes des activités théoriques, des activités en nature et des travaux de
laboratoire. Ils préparent aussi des expositions scientifiques dans les établissements d'enseignement.
Triomphe scientifique
L'exposition de 1933 des Cercles des Jeunes Naturalistes au Mont-Saint-Louis sera mémorable. Les Cercles des
jeunes naturalistes sont alors un peu plus de mille à répandre le goût de la nature. Cette exposition en réunira
137,
dont 97 cercles féminins. Tous les types d'établissement y sont représentés : écoles primaires, académies commerciales, écoles
industrielles, collèges classiques, scolasticat, etc. L'exposition présente plusieurs collections minéralogiques et zoologiques
et un nombre impressionnant d'herbiers. Des collections de vertèbres et de nids d'oiseaux côtoient des collections d'algues et de
poissons.
L'exposition coïncide avec le tout premier congrès de l'ACFAS, tenu à l'Université de Montréal. Les deux événements
sont associés dans les publicités. Dans un article (Le Devoir, 30 octobre 1933) se voulant une préface au congrès, le
frère Marie-Victorin invite les Canadiens-français à visiter nombreux l'exposition. Le congrès s'ouvre avec l'allocution du
président de l'ACFAS, l'abbé Alexandre-Vachon, le 2 novembre 1933. Les collaborateurs et disciples du frère Marie-Victorin
présentent tous des allocutions. Le frère lui-même en présente 4 dont une avec
Émile Jacques et le
frère Rolland-Germain en présente deux.
Le congrès compte un nombre impressionnant de savants qui viennent présenter leurs travaux. Parmi eux, les
représentants de l'Université de Montréal sont nombreux :
Henri Prat, qui a quitté la France l'année auparavant pour joindre
l'équipe de biologie, Georges Préfontaine, professeur à l'Institut de zoologie, Pierre Masson, titulaire de la chaire d'anatomie
pathologique,
Ernest Gendreau, professeur et fondateur-directeur de l'Institut du Radium,
Georges Baril, professeur et secrétaire
à la Faculté des Sciences et bien d'autres encore.
Le frère Marie-Victorin présente une conférence qui soulève la foule. Édouard Montpetit a ces mots
(Robert Rumilly, p.230), dictés par
l'admiration :
Je n'hésite pas à lui dire enfin en public ce que je pense depuis longtemps, à savoir qu'il a été parmi nous un éveilleur, un
esprit large, franc et net, qui nous a entraîné vers la nature avec ses premières moissons d'aubépines. (.) Il a fait des herbiers,
mais il a su regarder, comparer, travailler. Il a considéré l'ensemble de la population. Il lui a jeté autre chose qu'un simple mot
de savant, il lui a jeté aussi un mot de poésie, de beauté. Avec son imagination, il a peuplé la Minganie.
De la nature du pays, il est allé à l'homme et il a conduit l'homme, de
son pays même, jusqu'à Dieu!
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