Le long travail
En 1912, le frère Marie-Victorin écrivait dans son journal : " J'ai commencé sérieusement mon grand travail sur
la Flore du Bas-Canada. Je ne sais s'il me sera donné de l'achever " (1er octobre 1912). Ce
" grand travail ", il le poursuivra sans relâche pendant les vingt-trois années qui suivront, malgré ses tâches
nombreuses et ses combats incessants, malgré aussi la maladie qui l'oblige parfois à s'arrêter. Il s'est constitué, au fil de
ses explorations et de ses herborisations, un matériel imposant dont il a souvent rendu compte à travers ses publications. Il a
aussi rassemblé autour de lui une équipe fidèle. D'abord le
frère Rolland-Germain, le premier à l'avoir initié à la botanique,
ensuite d'anciens élèves, devenus de proches collaborateurs et de fidèles alliés : le
frère Alexandre,
Jules Brunel,
Jacques Rousseau,
Émile Jacques et
Marcelle Gauvreau.
Rédiger une nouvelle flore du Québec nécessite un travail imposant : il faut compiler, traduire et adapter
les ouvrages étrangers; recenser et créer de nouvelles monographies de plantes lorsqu'elles sont inexistantes et parfois même,
décider d'une dénomination. L'année 1934 voit l'équipe redoubler d'efforts. Le frère Alexandre met les bouchées doubles pour
compléter les illustrations. Le fidèle Émile Jacques recopie les manuscrits. Le frère Rolland-Germain travaille à terminer une
importante partie de l'ouvrage : celle des graminées et des monocotyles. Jacques Rousseau planche sur les Viola et les
Astragales tandis que Brunel rédige le chapitre des aubépines. Marcelle Gauvreau prépare le glossaire et les index. Elle
travaille également à la correction des épreuves, aidée par Rousseau, Brunel et Jacques. Le frère Marie-Victorin rassemble ses
publications et compile ses plus récentes recherches. Bref, il y a de l'électricité dans l'air !
Le lancement
Enfin, le moment tant attendu arrive ! Le lancement de la Flore laurentienne a lieu le 1er avril
1935 à l'hôtel Viger de Montréal. La Flore est placée dans un berceau fleuri, comme pour évoquer le long travail de
gestation et le beau bébé accouché par le frère et son équipe. Ils sont nombreux à être venus souligner l'événement : amis
et collaborateurs, collègues et supérieurs. Parmi eux, le bon ami
Camillien Houde, Monseigneur Olivier Maurault, recteur de
l'Université,
Francis Lloyd, le collègue, ami et compagnon de voyage et
Léo Pariseau, le co-fondateur de l'
ACFAS. Le frère
Marie-Victorin, qui ne laisse jamais passer une occasion de se battre pour ses idées, profite de l'occasion et de la présence
du maire de la ville pour relancer son projet de Jardin botanique. Il demande à Camillien Houde d'offrir à Montréal des fleurs
pour son prochain 300e anniversaire.
Une Flore utilitaire
Au total,
La Flore a nécessité quelques trente années d'études, de recherches, d'explorations et d'herborisations.
L'ouvrage de 917 pages en impose avec ses 22 cartes et ses 2 800 illustrations. Son contenu est un peu moins technique que les
flores destinées aux chercheurs et s'adresse à un public diversifié, plus particulièrement aux non-spécialistes. Le frère
Marie-Victorin n'est-il pas éducateur dans l'âme ? Il est aussi
écrivain et La Flore n'est pas tout à fait
dépourvue de la poésie, parfois un peu lyrique, de celui qui l'a mise au monde. Ainsi, imaginant la destruction du monde et un
hypothétique retour à la barbarie, il écrit dans la conclusion de son Esquisse générale :
Les hordes végétales depuis longtemps tenues en
échec par le labeur humain, les plantes de proie longtemps traitées en
ennemies, s'avanceraient sur nos champs, monteraient à l'assaut de nos
villes, en couvriraient les ruines d'épaisses frondaisons, cependant que
sur les cendres de la grande maison humaine, dans un air devenu plus pur,
sur une terre redevenue silencieuse, brillerait encore, libéré, sauvage et
magnifique, le flambeau de la Vie !
C'est donc une flore utilitaire qu'a conçue le frère Marie-Victorin, avec des
diagnoses, des illustrations et des
notes encyclopédiques. Elle contient une clé analytique générale et des clés pour chaque famille et chaque genre. L'esquisse
générale, divisée en deux parties, situe la flore laurentienne dans l'ensemble des flores mondiales et synthétise les idées
générales de l'ouvrage, ce qui en fait pratiquement un traité complet de vie végétale. Organisée selon le système taxonomique de
Wettstein (1924), la flore laurentienne constitue la première analyse phytogéographique du territoire et le premier inventaire
exhaustif à être fait, comme l'écrit Luc Brouillet dans un texte (Le frère Marie-Victorin, botaniste, voir la bibliographie)
destiné au Colloque du Centenaire du frère Marie-Victorin :
C'est lui qui, le premier au Québec francophone, introduit les notions de la génétique, de l'Évolution
et de l'Écologie. Ces concepts forment la toile de fond de son ouvre floristique et phytogéographique,
grille explicative du dynamisme de la flore. La vision de Marie-Victorin
se révèle holistique, vision large où le tout est plus grand, plus
intégrant que les parties.
Enfin, la dédicace de l'ouvrage montre bien la droite ligne que suit toujours le frère religieux, le frère
éducateur : " À la jeunesse de mon pays, et particulièrement aux dix mille jeunes gens et jeunes filles qui forment la
pacifique armée des
Cercles des jeunes naturalistes. "
La renommée
Au lendemain de la publication de l'oeuvre,
Pierre Dansereau, un des disciples du
frère Marie-Victorin, écrit : " La
science au Canada français ne fait que naître et pourtant une de ses premières oeuvres est certainement d'une très haute valeur
relativement à nos besoins et prise en elle-même. "
(André Lefebvre, p.35).
Ainsi, en ces années de premiers balbutiements, la parution de la Flore laurentienne a deux impacts importants.
D'abord, elle assure la renommée du frère Marie-Victorin à travers le monde. Ensuite, elle contribue à faire entrer le Canada français
dans le monde scientifique. De grands botanistes étrangers témoignent de leur appréciation et envoient des mots chaleureux au frère
Marie-Victorin. Dans un article du Devoir (13 et 14 mai 1935), Georges Préfontaine est dithyrambique.
" Il y a, dans la Flore laurentienne, certains chapitres, certains éléments, qui dépassent son objet propre et l'élèvent au-dessus d'un
simple ouvrage de systématique. " Les Frères des Écoles chrétiennes rayonnent devant tout ce succès qui rejaillit un peu sur eux.
L'année même de sa parution, la Flore se voit décernée le Prix Coincy de l'Académie des sciences de Paris et
récolte, l'année suivante, la médaille d'or de la Société Provancher d'Histoire naturelle.
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